Entretien avec Garance Chabert
Entretien réalisé dans le cadre de l’exposition collective «On y marche avec l’oreille — l’appel du terrain» à la Villa du parc (octobre 2019 - janvier 2020). Commissariat: Garance Chabert, 2020

Le terrain d’enquête sur lequel vous avez travaillé/dans lequel vous avez résidé a-t-il été choisi par vous ou par quelqu’un d’extérieur? Si il a été choisi par vous, comment avez-vous monté le projet? Si quelqu’un d’extérieur, pourquoi avez-vous accepté?

J’ai choisi moi-même mon terrain d’enquête mais il m’a été refusé. En 2016, j’ai porté un vif intérêt pour les révélations d’Edward Snowden au sujet des écoutes illégales de la NSA et la surveillance de masse. Révélations et débats publics qui se sont rapidement déplacées en France et en Europe avec la découverte du projet Echelon et Frenchelon, la loi française relative au renseignement promulguée le 24 juillet 2015, les prédictions du juge Marc Trévidic, et les attentats à Paris, Nice, Manchester, Berlin, Barcelone, etc. Débats publics qui m’ont incité à focaliser ma recherche sur les dispositifs militaires de surveillance de nos gouvernements: les «grandes oreilles». Dispositifs ambigus et fascinants, oscillant entre leur capacité à anticiper le danger à venir pour les populations, et leur faculté à surveiller clandestinement le plus grand nombre, mettant à mal la vie privée. Je me suis très vite tournée vers des organismes nationaux sous tutelle du Ministère de La Défense pour avoir accès à des archives militaires mais cette demande m’a été refusée. Mon territoire de recherche m’ont-ils écris en 2016 «concerne de nombreuses infrastructures toujours opérantes aujourd’hui et pour beaucoup classées secret-défense». Ils précisaient que la documentation en leur possession étaient «soit trop ancien, soit non communicable aux civils.»
De fait, j’en suis venue à enquêter sur les dispositifs qui avaient précédés ceux actuels : des dispositifs mal connus et désuets, mais qui cependant entretiennent de nombreuses similitudes. Ce sont finalement ces interdictions qui ont redéfinis mon terrain d’investigation : celui d’enquêter sur des zones d’ombres du passé pour mieux comprendre le présent. Pour monter un tel projet, il était alors essentiel pour moi de trouver un lieu de travail et des fonds financiers pour aider ma relative autonomie. J’ai alors sollicité des structures culturelles publiques telles que la Cité internationale des Arts pour bénéficier d’un atelier et des subventions publiques—les Ateliers Médicis entre autres—pour me permettre de réaliser cette recherche et couvrir mes déplacements. C’est avec ces appuis, qui crédibilisaient mon projet, que j’ai pu par la suite entrer en contact avec d’autres structures ne dépendant pas de la culture.

J’ai sous-titré cette expo l’appel du terrain. Avez-vous l’impression que le terrain vous appelle? Est-ce que vous avez besoin d’être en prise dans votre vie/travail d’artiste avec un terrain d’action hors de l’atelier/du contexte artistique? Est-ce systématique et constitutif du travail ou pas?

Si le terrain d’action est le lieu hors de l’atelier, alors oui, sans aucune hésitation, le terrain m’appelle. Si le terrain peut devenir mon atelier c’est encore mieux. Par contre, je ne perçois jamais ce terrain comme un lieu hors du contexte artistique. «Hors» signifierait «en-dehors de». Ça induirait la co-présence de deux espaces distincts, la rupture physique entre un dedans et un dehors. Il s’agit plutôt pour moi du contexte artistique qui se déplace hors du lieu qui lui est institutionnellement attribué, un contexte artistique qui s’élargit à l’espace public, voire semi-public. Pour reformuler, il s’agirait plutôt d’être en prise artistiquement avec un terrain, c’est-à-dire proposer une expérience esthétique à vocation communicative et sociale, selon un terrain choisi par l’artiste. Dans ce cas là, oui, cette démarche—sans être systématique—devient constitutive de mon travail.

Avez-vous des méthodes de travail spécifiques sur le terrain? Comment procédez-vous (recherche, entretiens etc.)? Concrètement comment avez-vous mené ce travail (temps, organisation etc.)?

J’adorerais avoir la rigueur de définir une méthode de travail et de m’y tenir mais ce n’est pas le cas. Chaque projet, en fonction du terrain de recherche que je choisi, réinvente son procédé d’investigation. En l’occurence, pour le projet dont j’ai parlé précédemment qui s’intitule aujourd’hui Une généalogie des grandes oreilles, le terrain en question n’était pas un lieu physique distinct mais une constellation de lieux qui au premier abord n’entretenaient pas de lien entre eux. Vouloir comprendre ce qui a précédé les «grandes oreilles», les inventions et mutations techniques qui nous ont mené à aujourd’hui, a nécessité d’entrer en discussion avec plusieurs structures : militaires, médicales, scientifiques, voire touristiques, etc. S’en est suivis pendant deux ans, une série de voyages pour aller consulter des archives, découvrir les sites, appareils et instruments (à Nantes, à Syracuse en Sicile, à Dungeness en Angleterre, etc.) qui me semblaient essentiels à la compréhension des dispositifs actuels. Je me suis bien évidemment entretenu avec une multitude de spécialistes à leur sujet, accumulé de la documentation, du savoir. J’ai capté des enregistrements sonores des sites visités, et pris des clichés photographiques de chacun d’entre eux dans le but de les recenser. En parallèle de cette enquête sur le terrain, j’ai commencé à accumuler une énorme quantité d’images en lien avec mon sujet—toujours motivée par cette figure de l’Homme aux aguets, augmenté de prothèses auditives pour mieux se protéger. L’Homme qui—à l’instar de Jonathan Sterne et des Sound Studies—pratique une écoute dite médiate. Que ce soit par le web, des livres, des journaux, sur des data bases en ligne, etc., j’ai compilé toutes ces images, sans tenir compte de leur différentes natures (peintures, extraits de film, dessins techniques, archives photographiques, etc.) et sans savoir comment les exploiter. C’est en 2018, que j’ai opté finalement pour le format de l’édition imprimée pour donner forme à cette recherche. J’ai choisi de confronter mes photographies à cette collecte d’images. Après une sélection drastique, j’ai les ai organisé selon un principe d’articulation, par planches iconographiques, pour écrire ma pensée du sonore en image.

Êtes-vous d’accord sur l’idée que l’écoute est constitutive d’un travail artistique mené sur le terrain, alors que traditionnellement on dirait plutôt que l’artiste «porte son regard sur»?

Au premier abord, je répondrais oui. Mais en regard de mon projet, je ne crois pas avoir réussi «à porter mon écoute» sur des hommes à l’écoute. Dans le cas de cette recherche sur le terrain, majoritairement iconographique, j’ai plutôt opté pour «porter mon regard sur l’écoute», j’ai «regardé écouter». Ça me rappelle une note que Duchamp a écris: «On peut regarder voir; on ne peut pas entendre entendre». Note qu’il a repris trente ans plus tard: «On peut voir regarder. Peut-on entendre écouter, sentir humer, etc…». Je ne ferme pas la porte.

Avez-vous l’impression de faire un travail d’historienne? D’enquêtrice? De sociologue? Comment qualifieriez vous ce travail dans un contexte social, économique autre que celui de l’art?

Je dirais celui d’enquêtrice. Une enquêtrice indépendante qui mène une recherche artistement. Une recherche qui repose sur l’art d’articuler des lieux qui ne communiquent pas entre eux pour leur proposer un territoire commun.

Comment se passe la greffe entre votre travail et le terrain étudié? Comment envisagez-vous la création d’une œuvre/exposition sur ce projet? Est-ce un second temps distinct du premier? Est-ce pensé collectivement? Comment se fait le travail d’appropriation/de traduction?

Depuis que j’ai commencé cette recherche, plusieurs œuvres sont apparues au fur et à mesure, conjointement, en lien direct avec elle. Chaque nouvelle trouvaille motivait la création d’une oeuvre. Remaining Observant, la pièce présentée dans l’exposition, en est un bon exemple. Cette œuvre fait référence à une image pour laquelle j’ai beaucoup d’affection qui est déjà apparue en 2013 dans mon travail, puis qui ressurgit à nouveau dans l’édition Une généalogie des grandes oreilles. Il s’agit du portrait photographié d’un opérateur hollandais de la compagnie Waalsdorp dans les années 30, coiffé d’un casque futuriste composé de deux grandes coquilles blanches de part et d’autre de sa tête, telles deux grandes oreilles. Son regard est tourné vers le ciel, il semble pensif, il est à l’écoute.
Dans le cadre d’une invitation qui m’a été faite de participer en 2017 à la Biennale d’architecture de Sao Paulo, j’ai décidé de rééditer ce casque pour organiser des marches sonores collectives dans la ville. Initialement inventé dans les années 30, ce casque permettait—par la forme de ces coquilles—de détecter à l’avance des bombardiers ennemis et d’anticiper de potentielles attaques. Avec ce projet de marche sonore augmenté d’un casque, ce n’est pas tant l’objet qui m’importe que l’expérience d’écoute qu’il propose. En effet, ce casque permet à l’auditeur de vivre une tout autre perception stéréophonique du paysage sonore qui l’environne. Il amplifie et isole des sons éloignés, plutôt ténus et aigus que l’on entendrait pas en temps normal. L’expérience de la marche permet une traversée de la ville où la spatialisation des sons est redistribuée au profit des plus faibles. D’une certaine manière j’invite le spectateur-auditeur en participant à ces marches, à re-acter une modalité d’écoute historique qui n’existe plus. En déplaçant son usage du territoire militaire à celui de le ville, il s’agit d’être en alerte de notre environnement sonore. Comme l’a formulé Murray Schafer (l’inventeur du terme Soundscape), nos villes sont plus bruyantes qu’elles ne l’ont jamais été dans le passé. Notre environnement sonore a changé depuis le siècle dernier avec la révolution industrielle et celle électronique qui l’a suivi. Aujourd’hui, le résultat est que nos villes sont composées d’une overpopulation de sons qui témoignent de notre activité humaine: le bruit des engins de construction, celui des moyens de transports, celui du flux de personnes etc. Il ne s’agit donc pas de reproduire l’objet et par conséquence de reproduire l’usage qui en était fait, mais de reproduire l’objet pour reproduire une expérience sonore: une sorte d’auscultation de la ville. Il s’agit plutôt de déplacer sa fonction d’un contexte à un autre, d’en détourner son usage à des fins que je qualifierais de musicales.