« Pour moi, [ce son] est merveilleux, mais pour mes voisin·es, cela peut être très différent ». Ainsi la voix de Karen McLean, gardienne de phare, se mêle-t-elle aux sons des oiseaux, de l’eau et des cloches, en ouverture de Rattlesnake Mountain, le solo composé par Pauline Oliveros pour Maritime Rites d'Alvin Curran (1984). Cette pièce, enregistrée avec d'autres compositeurs, parmi lesquels George Lewis, Leo Smith ou John Cage, donne à entendre les paysages de la côte Est des États-Unis. Cherchant, comme d'autres à l'époque, à déplacer la salle de concert en des endroits inattendus, comme une citerne à eau, Pauline Oliveros nous incite à travers son œuvre à ne jamais cesser d'étendre notre écoute et notre perception des mondes alentour.
Dans Pour une pluie désordonnée, un concert environnemental imaginé par Lauren Tortil pour l'exposition Un·tuning together. Pratiquer l'écoute avec Pauline Oliveros au centre d'art Bétonsalon, l'artiste propose à son tour une situation d'écoute inédite : déplacé hors de la salle d'exposition (autre lieu traditionnel de l'art), le public est embarqué à bord de l'Arletty, le temps d'une après-midi de septembre, le long du canal Saint Martin à Paris. Le lieu de la performance est ici tout aussi important que ce qui y est orchestré. Car ce que propose Lauren Tortil, c'est précisément d'intégrer le chaos diffus de la ville à sa composition et que le public mobile participe lui-même au montage sonore en temps réel, par son attention portée à tel ou tel son du paysage. La partition graphique, écrite à partir d'un extrait du Journal de Virginia Woolf, où l'autrice décrit le rythme battant et vif d'une pluie sur la surface d'un étang, est exécutée successivement, bien que de manière singulière et libre, par une série d'interprètes complices mélé·es au flux des promeneur·ses. S’esquisse alors une ritournelle le long du canal, où la pluie, invoquée ici par l’écoute, pourrait avoir son rôle à jouer. Aux sirènes et cloches des navires riverain·es du port de l'Arsenal, succèdent les souffles étirés du saxophoniste Pierre Thévenin sous la voûte du canal, avec le Boulevard Richard Lenoir que l'on devine au-dessus de nos têtes. Puis, commence le lent ballet des écluses et des passant·es sur les rives, l'eau coule, monte, nous avec elle, nous glissons. Quelque part, les voix d'une chorale, Claire Serres avec Sirène Song, porte à nos oreilles, les notes retrouvées de la partition. Au milieu du brouhaha, parmi les klaxons et les bruits de moteur, une balle de ping-pong rebondit. Alors qu'on devine le roulement des gommes sur le macadam abîmé, la composition d'Aymeric de Tapol se fait entendre sur les enceintes baladées par des patineuses le long du quai de Jemmapes. Inspirée de la pièce Environmental Dialogue de Pauline Oliveros enregistrée en 2015 à partir d'une partition tirée de ses Méditations Sonores de 1974, Pour une pluie désordonnée est une invitation à écouter et à se laisser porter. Et si certains sons sont trop fugaces pour être pris en compte. Let them go. Car c'est bien, d'attendre et d’écouter.
Texte d’Elena Lespes Muñoz
Texte publié dans le livret de l'exposition « Un Tuning Together – Pratiquer l’écoute avec Pauline Oliveros », curatée par Émilie Renard et Maud Jacquin, à Bétonsalon — centre d’art et de recherche à Paris, 2023
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